Phéno-Mème Politique (Consciences Sociales #1)

Tout commença par un honk

Cette petite oie à fait beaucoup parler d’elle. Personnage principal du jeu indépendant australien « Untitled Goose Game ». Elle a dépassé les frontières du jeu indépendant pour se transformer en mème largement partagé, repris, modifié sur internet. Véritable phénomène à la rentrée 2019, elle a réussi à faire parler d’elle alors que la sortie de ce petit jeu indépendant aurait très bien pu être noyée dans les sorties de gros jeu du moment. Alors qu’est-ce qui a rendu cette oie MÈME-ORABLE ?

Si l’on se penche du côté des études scientifiques portant sur les mèmes, Christian Bauckhage [1] docteur en informatique a réussi à faire ressortir les 3 caractéristiques typiques des mèmes, parmi les plus diffusés d’internet et ce, qu’importe leur contenu:

  • 1. L’Humour : Le mème doit posséder une dimension comique qui va servir d’accroche
  • 2. L’Intertextualité : Le mème mobilise et renvoie à d’autres éléments culturels. En d’autres termes il utilise des références, souvent de manière implicite
  • 3. La Juxtaposition atypique : Les éléments visuels et/ou textuels représenté sur le mème n’ont parfois aucun lien apparent et c’est le fait de les mettre ensemble, qui peut sembler improbable et rendre le tout comique. 

Ces trois caractéristiques peuvent nous apparaître comme évidentes, il semble évident que le but d’un mème est d’être drôle et que c’est souvent un collage texte et d’une image, mais si l’on revient à notre oie on se rend très vite compte que le mème est plus qu’une simple blague. Quand on crée un mème on provoque le rire, mais également l’opposition. On se positionne à l’intérieur de la culture web, et derrière le second degré se dissimule une critique, de la provocation, voire de la satire.



Ce qui m’a particulièrement intéressé dans le devenir de cette oie, c’est qu’une fois sortie du jeu vidéo et transformée en mème, elle est allée jusqu’à conquérir les rues Grande Bretagne. Détournée et utilisée ici par des militant·es contre le Brexit, l’oie de Untitled Goose Game est représentée comme opposée au premier ministre britannique et à sa politique.

Dire « tout commença par un « honk » », c’est avant tout dire que ce qui peut nous sembler le plus anecdotique des personnages, ici une oie, peut en réalité être porteur de sens. Comment-est ce qu’un personnage de jeu vidéo devient un symbole de lutte ?

En l’occurrence, dans le jeu l’oie contrôlé par le ou la joueuse agace et joue des tours aux personnages non joueurs, c’est ce côté troll qui a largement été repris sur internet comme formidable support humoristique.  L’image de l’oie un couteau dans la bouche, ou pourchassant les personnages étant devenu symbole de révolte.

Le jeu Untitle goose game par ses mécaniques de jeux comiques reprend grandement les codes d’internet, et c’est notamment ce côté troll et provocateur de l’oie qui permet sa réutilisation à des fins contestatrices.

Ces personnes mobilisées contre la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne en se réappropriant cette oie nous montrent donc qu’il peut se tisser des liens entre culture web et militantisme de rue, que les frontières entre en et hors lignes sont plus que poreuses.

C’est en enfonçant la porte entrouverte par cette oie que je vous propose de voir dans quelle mesure les mèmes internet relèvent de la participation politique.


L’Apathie Politique

L’une des théories couramment admises quant à la participation politique, et notamment celles de ceux que les médias traditionnels nomment « les jeunes », c’est l’apathie. Nous serions politiquement apathiques, c’est à dire désintéressés par la politique, difficile à mobiliser et surtout à amener dans les bureaux de vote. Ce que nous montrent les recherches en science politique c’est que la réalité est beaucoup plus complexe. Tout d’abord la catégorie « jeune » en tant que telle n’existe pas, ce n’est pas la même chose d’avoir 20 ans à Neuilly ou à Fougilet.

Au-delà d’où l’on vit spatialement, se pose également la question de notre position dans l’espace social, ainsi que de notre habitude à suivre l’actualité politique, à s’informer de ces enjeux et à les comprendre [2].

On ne peut donc pas homogénéiser les « jeunes » et en faire une catégorie d’analyse en tant que telle sans prendre le temps de chercher qui sont ces jeunes, quels sont leurs loisirs, leurs lieux de rencontres, leurs études, leurs métiers… en somme leurs modes de vie.

Si tous les jeunes ne sont pas les mêmes, et qu’on ne peut donc pas les réduire à leur catégorie d’âge, que dire de l’apathie politique supposée grandissante dans la population ?

L’hypothèse défendue dans cet épisode est que l’apathie politique ne va pas de soi. Elle est plus liée à un manque de compréhension et d’étude de ce que c’est que de participer à la vie politique, qu’une véritable apathie tangible, mesurable. L’objectif de cet épisode est d’aiguiser notre regard à ce qui peut relever de la participation politique sans en avoir l’air au premier abord.

Ainsi, nous ne sommes pas tant mis face à de l’apathie politique dans sociétés contemporaines qu’à une participation politique qui prend des formes nouvelles, détournées, en dehors du champ politique classique.

Dans cette perspective, les mèmes internet sont partie prenante d’une forme de participation politique du dehors, qui s’extrait des institutions, et qui crée ses propres conditions d’existence.

Pour que vous compreniez mon cheminement je vous propose de commencer par définir le terme mème, afin de saisir ses contours et sa genèse.


Partie 1 : Genèse du terme

 Le terme de “mème” a été inventé en 1976 par le biologiste Richard Dawkins [3]. À l’origine, l’idée était de comprendre pourquoi les êtres humains allouent des ressources pour des activités qui apparaissent pourtant inutiles à la survie biologique de l’espèce, comme la musique, le cinéma ou les jeux. Richard Dawkins tente de prolonger les théories évolutionnistes de Darwin aux questions culturelles, c’est pour cela qu’il crée le concept de « mème » pour comprendre comment des éléments culturels se transmettent et évoluent. Le mème est en fait le versant culturel du gène biologique. À noter donc que le terme de mème au moment de son invention ne référait pas du tout à ce qu’on connait aujourd’hui comme les mèmes internet, mais bien juste comme un élément culturel qui se réplique.

“Few scientists would want to abandon Darwinian theory. But if it does not clarify why we humans have come to apportion so much of our resources to so many abilities that are superfluous to the central biological task of further propagating our genes, where else can we look?
The answer, I suggest, lies in memes. Memes are stories, songs, habits, skills, inventions and ways of doing things that we copy from person to person by imitation. Human nature can be explained by evolutionary theory, but only when we consider evolving memes as well as genes.”[4]

Susan Blackmore, “The power of memes”, in scientific American, vol 283, No 4, October 2000, p52.

Dans cette perspective, le fonctionnement du mimétisme social nous permet de comprendre l’évolution humaine.
Là où nous pouvons nous détacher du travail de Dawkins c’est sur le moyen de diffusion qu’il pense propre au mème. Pour lui le mème est égoïste et tente de survivre par et pour lui-même :

The most obvious examples of this phenomenon are « viral » memes. Chain letters (both hard-copy and e-mail) consist of little bits of written information, including a « copy-me » instruction backed up with threats (if you break the chain you will suffer bad luck) or promises (you’ll receive money and you can help your friends). It does not matter that the threats and promises are empty and your effort in copying the letters is wasted. These memes have an internal structure that ensures their own propagation” [5]

Ibid, p53.

En parlant de propagation de la culture sous forme de contamination, l’image du mème est devenue celle du virus culturel, et cela nous est resté dans le langage courant : on dit d’une blague ou d’un message posté sur internet et partagé en masse qu’il est viral. Cette vision du mème comme d’un “réplicateur culturel”, d’une extension à part entière du vivant au-delà du biologique [6] n’a pas été beaucoup reprise dans le monde des sciences naturelles et n’a pas fait ses preuves scientifiquement. À partir de là, le mème aurait très bien pu tomber dans l’oubli, mais c’était sans compter sur la démocratisation de l’utilisation d’internet. Le mème quitte alors le champ scientifique pour devenir populaire [7].  Voici ce qu’en dit son créateur initial à propos de ce déplacement du terme :

« The meaning is not that far away from the original. It’s anything that goes viral.« [8]

Dawkins interviewé par le magazine Wired


Partie 2 : Internet, lieu de vie

Avant d’analyser les mèmes internet, il faut déjà comprendre le fonctionnement du lieu sur lequel ils sont publié : Internet. Beaucoup de préjugé circulent à son sujet. Cela a été dit, entendu, répété allègrement des médias traditionnels jusqu’aux repas de famille : à être connectés sur nos « écrans » nous serions « déconnectés » de la « vraie » vie.  Ce décalage perçu entre interaction en ligne et interaction en face à face structure en grande partie notre manière de concevoir l’utilisation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux.

Nous allons prendre ici le contre-pied de ce discours dominant à propos de notre supposée « surutilisation » d’internet en vous proposant de dépasser cette division arbitraire entre « en » et « hors » ligne afin de plutôt comprendre comment les deux s’entremêlent.

Internet fait aujourd’hui partie prenante de notre quotidien, nous poussant à réaliser certaines de nos interactions avec les autres êtres humains par le biais des écrans, et donc par communication écrite. Les émotions étant considérées comme plus difficilement perceptibles à l’écrit, des images et symboles sont venus agrémenter nos messages pour leurs donner un peu plus de vie. Un langage propre à ces interactions simultanées écrites s’est donc propagé passant notamment par l’usage des émoticônes :

« Apparus dans les premiers jours du réseau Internet, les émoticônes répondent à un besoin d’expression non-verbale dans la communication en ligne. Très simples à utiliser ou à modifier, les smileys connaissent une popularité rapide et se diversifient partout autour de la toile. » [9]
« Une récente étude a même montré que les zones du cerveau stimulées par la vue d’émoticônes étaient similaires à celles stimulées lors de la vue d’un visage, indiquant un ancrage symbolique profond de l’usage de ces signes (Churches et al., 2014) [10]. » »

Ibid, p49-50.

Se concentrer sur les usages d’internet, mettre l’accent sur les pratiques qui y ont cours, cela nous permet de prendre du recul sur ce qu’est concrètement internet : une extension en ligne de notre vie quotidienne sans réelle frontière avec la vie hors ligne.

En lisant la thèse de Clément Renaud qui traite du cas du réseau social chinois Sina Weibo on peut pleinement se rendre compte que sans ses utilisateurs et utilisatrices internet n’est rien :

« Dans son célèbre livre sur les Arts de Faire, de Certeau (1980) considère la ville comme un texte dont chaque piéton énonce et révèle (performe) des sens nouveaux par son activité de marcheur. Actualisant l’espace urbain par sa marche, l’habitant de la ville s’approprie des lieux restants néanmoins partagés avec d’autres. Au détour des rues, le sens commun des lieux urbains se construit avec les multiples énonciations de ceux qui les habitent et les font vivre. Cette magnifique image de la poésie du texte urbain met en lumière la dualité […]: l’espace ne peut fonctionner sans les pratiques de ses habitants. Plus encore, l’être-ensemble et le devenir-soi procèdent de la construction de lieux communs, poésies des espaces habités. Les TIC (Technologies de l’information et de la communication) font aujourd’hui souvent partie intégrante des lieux que nous habitons. » [11]

Clément Renaud, op. cit, p32.

Nous naviguons sur internet, postons des messages, répondons à des commentaires, partageons des publications, et dans chacun de ces petits actes anodins nous participons à façonner ce qu’est internet.
Et si, à la place de percevoir Internet comme un danger qui grignotait de plus en plus de notre temps, nous le considérions plutôt comme un lieu parmi tant d’autres que nous traversons quotidiennement, voire que nous habitions ?

Pour penser Internet ainsi, le concept de « tiers-lieu » proposé par Ray Olenburg dans « The Great, Good Place » peut nous être utile. Le tiers-lieu est en fait un endroit qui nous permet de sociabiliser tout en étant plus ou moins déconnecté de notre travail et de notre famille. C’est un espace accessible facilement, confortable et accueillant, où l’on peut y retrouver autant d’habitués que de nouvelles personnes [12]. Comme la place du marché où les petits vieux stationnent tous les dimanches midi, internet est un espace à la fois familier et ouvert aux nouvelles rencontres tant on peut y retrouver des personnes avec les mêmes passions et habitudes que nous, parfois difficilement compréhensible par nos proches. En ce sens l’utilisation des réseaux sociaux et d’Internet, peut-être considérée par certain·es comme plus rassurante car elle peut être effectuée à distance et dans l’anonymat.

Si on pense Internet comme tiers-lieu il doit alors être véritablement pris au sérieux comme espace de sociabilité à part entière. Puisque les interactions réalisées dernières nos écrans sont loin d’être secondaires en termes de temps, elles ne devraient pas être considérées comme hiérarchiquement inférieures à celles réalisées « hors ligne ». Il est donc crucial de ne pas négliger les interactions en ligne, mais plutôt les utiliser pour éclairer le hors ligne, puisqu’elles sont exécutées en continuité de celui-ci.  Arrêter de penser en termes de dichotomie « en » et « hors » ligne mais plutôt travailler sur le continuum des pratiques, qu’elles soient exercées sur les réseaux sociaux ou dans nos réseaux de sociabilités classiques (à l’école, au travail, dans notre famille, dans notre club de sport etc.). Étudier nos usages des nouvelles technologies, sans mépris, ni complaisance, est ainsi un formidable moyen de saisir le social en acte.


L’un des révélateurs de cet entrelacement entre « en » et « hors » ligne, ce sont les mobilisations sociales. On peut par exemple penser à l’utilisation de groupes facebook par les gilets jaunes pour partager des informations et se mobiliser, de serveur discord par les insoumis pour s’organiser, ou bien du soulèvement populaire également présent sur les réseaux sociaux lors du printemps arabe. Internet, et en particulier les réseaux sociaux, se révèlent être un puissant outil de partage de l’information. Ils facilitent aussi le ralliement aux luttes qui ne se retrouvent plus entravées par les frontières physiques liées à notre lieu de vie. Ce que l’on peut observer, c’est que ces nouveaux mouvements sociaux se développent d’une manière particulière sur internet.

Tout d’abord, Internet permet une diffusion de paroles politiques diverses sans avoir à passer par des intermédiaires tels que les journalistes. Les discours politiques qui ne sont normalement pas médiatisés par les médias traditionnels tels que la télévision, la radio ou les journaux trouvent ainsi un endroit où prendre place. Les réseaux sociaux donnent de la visibilité et un impact impensable dans un contexte plus conventionnel à certains mouvements sociaux, comme le démontre cet article espagnol traitant des mouvements féministes sur internet : 

« Hoy las redes sociales tienen un gran impacto sobre la dimensión comunicativa del activismo político, así como de los agentes e instituciones políticas clásicas (Casero-Ripollés, 2015). Castells (2009) va más allá para señalar que las redes sociales están reconfigurando las relaciones de poder y el peso de la ciudadanía en ellas. » [13]

Teresa Piñeiro-Otero et Xabier Martínez-Rolán, « Los memes en el activismo feminista en la Red. #ViajoSola como ejemplo de movilización transnacional » in Cuadernos.info, (39), p.18.

En ce sens, Internet est une extension de la sphère publique, entendu comme un espace supplémentaire où y diffuser sa voix, et donc, où potentiellement militer. Sur Internet sont redéfinies les manières de faire de l’activisme, ce nouveau tournant pour les mobilisations sociales est nommé le : cyber-activisme.

« La penetración de Internet y de las TIC ha favorecido la rápida expansión de movimientos sociales locales y de la adhesión a ellos, incrementando su proyección y convirtiéndolos en fenómenos globales. Esta capacidad de movilización sin precedentes ha supuesto el comienzo de una nueva era para los movimientos sociales (Castells, 2012; Díaz Martínez & González Orta, 2016).
El ciberactivismo suele incluirse en la acción política no convencional, entendida como expresiones y tácticas alternativas a las estructuras políticas tradicionales, habituales en movimientos como el feminista (Ructh, 1992). » [14]

Ibid, p18.

    Le cyber-activisme, dont l’activité est complémentaire au militantisme de rue ou institutionnel est facilité par le fait qu’il est plus aisé de faire participer les individus à la lutte sur internet, justement parce que le web garanti un anonymat relatif. De ce point de vue, internet est une forme d’auto-médiatisation des luttes, qui font leurs promotions et leur campagne médiatiques elles-mêmes, par le biais du partage entre utilisateurs et utilisatrices. Les threads Twitter remplacent les Fanzines dans la diffusion d’un savoir alternatif. Pour ces chercheur·es espagnols internet permet de déployer une narration alternative et critique du discours hégémonique qui est véhiculé dans les médias traditionnels. Ce serait donc un moyen privilégié pour avoir accès à des prises de paroles qui n’ont normalement pas leurs places dans la sphère publique.

L’utilisation des hashtags sur twitter peut ainsi faire gagner une grande visibilité aux luttes sociales, comme les auteurs nous l’explique dans le cas du #ViajoSola. L’origine du lancement de ce hashtag est lié à un événement tragique : en février 2016 deux jeunes argentines disparaissent alors qu’elles voyageaient ensemble en Équateur.  Leurs corps sont retrouvés quelques jours plus tard par la police. Ce drame a été largement médiatisé, et les discours publics à propos de leur assassinat ont très vite prit une tournure culpabilisante : les femmes sont plus vulnérables, elles n’auraient pas dû voyager seules, elles se sont elles-mêmes mises en danger. Les médias traditionnels étaient saturés de ce type de propos, véhiculant l’idée que les femmes ne sont pas en mesure de voyager sans être accompagnées par des hommes, et ce à tel point que sur les réseaux sociaux, et notamment Twitter, les réactions furent nombreuses, promouvant une vision inverse. Les femmes sont en mesure de voyager seules, ce n’est pas à elles de se limiter mais au danger d’être combattu. Le lancement du hashtag « Je voyage Seule » est ainsi devenu un mouvement de solidarité internationale, de nombreuses femmes témoignant de leur capacité à avoir réalisé des voyages sans accompagnant masculin.

« #ViajoSola fue una acción ciberfeminista que surgió de forma espontánea como repulsa al tratamiento social y mediático del feminicidio de dos jóvenes. »[1]

Ibid, p30.

Cet exemple de la propagation d’une forme d’activisme en ligne illustre la manière dont, lorsque le discours médiatique est saturé, Internet devient un espace d’expression d’une vision politique alternative. La collecte de témoignages étant l’une des formes de luttes favorisée par l’utilisation des réseaux sociaux. Cette collecte est permise par l’utilisation des hashtags qui facilitent le recensement de tous les témoignages comme cela a pu être le cas avec #metoo ou #balancetonporc.

  » Dicha apropiación puede considerarse un paso más en su posicionamiento activista, que implica también una redefinición del sujeto promotor: no constituye únicamente una defensa de la libertad de las mujeres para moverse solas por el mundo; también se definen e identifican con el sujeto de tal acción (“yo también viajo sola”). » [16]

Ibid, p31.

Prendre la parole publiquement sur internet c’est également un moyen de reprendre le contrôle de son image. Ici en montrant des photos de leurs voyages seules ces femmes n’ont pas seulement produit un discours alternatif à celui qui dominait l’espace public mais elles se sont aussi montrées actives, capables d’actions et non cantonné à un rôle d’être passif, vulnérable, objet de violences.



Ainsi, Internet est un lieu d’expression qui permet l’apparition de nouvelles formes de militantisme, ou tout du moins la transformation d’habitudes militantes qui s’incarnent différemment en ligne. Mais que dire du mème dans tout ça ?

Afin de comprendre le fonctionnement des mèmes et leurs utilisations, il était nécessaire de prendre le temps de comprendre ce qu’est internet. Nos pratiques du web montrent que l’on peut envisager internet comme un lieu de vie à part entière, un tiers-lieu, que nous traversons quotidiennement et qui est force de sociabilisation. Sachant cela, nous pouvons considérer les mèmes comme s’inscrivant dans la construction d’une culture commune.

Et si le mème était un élément de la mémoire collective ? Par sa diffusion massive, il participe à la circulation de souvenirs communs :

 « Les mèmes se propagent également d’individus en groupes pour former peu à peu des éléments de mémoire commune. Objets, chansons, histoires, légendes, icônes… se diffusent autour de la toile par des procédés tenant autant de la copie que de l’appropriation ». [17]

Clément Renaud, op. cit, p56.


Ces images légendées, qui racontent des histoires sur Internet, mobilisent autant d’éléments culturels déjà existant qu’il n’en crée de nouveaux en les détournant. C’est ce que Clément Renaud démontre dans sa thèse portant sur le cas du réseau social chinois Sina Weibo. Voici des exemples qu’il utilise dans son travail de recherche, ici de réponses d’internautes à la question « Quelle est la quintessence des mèmes Indiens ? »

Ou ici encore un mème qui représente les attentes impossibles qu’on imagine être celles de pères asiatiques :

Le mème utilise le sentiment d’appartenance à une culture commune pour faire rire, ironiser, tourner au ridicule. Il peut ainsi servir de catharsis aux populations marginalisées, l’humour permettant une forme de décalage et de prise de recul par rapport aux stéréotypes.

Pour comprendre un mème ou bien se l’approprier pour continuer à le faire vivre et le modifier, il faut partager les références qu’il contient, être en mesure de les comprendre et les faire perdurer. En cela la production de mèmes internet nécessite des prérequis culturels. Ainsi :  

« L’image d’une vache assise devant un sigle “Fuck The Police” serait en effet un absolu non-sens sans la référence à l’Inde où les vaches sont sacrées et jouissent de droits particuliers que même la police ne peut entraver. » [18]

Ibid, p59.

Ce qui ressort du travail de Clément Renaud sur le réseau social chinois « Sina Weibo » c’est la difficulté lorsqu’on est étranger à une culture d’en saisir l’humour. Difficile de comprendre l’ironie d’une situation et de déceler ce qui relève d’une blague ou non. Des éléments nous échappent toujours, ce qui donne à voir l’aspect communautaire et socialement situé de la création et du partage de mèmes internet.

L’auteur délimite malgré tout trois grand prérequis qui rendent possible la compréhension des mèmes :

  • L’accès à une technologie connectée à internet pour les partager et les diffuser.
  • La maîtrise de la langue afin de lire et comprendre le message inscrit.
  • La connaissance des références implicites : pour saisir le sens du message il est nécessaire d’avoir un socle de références communes.

Ces trois éléments peuvent nous apparaître comme évidents mais ils expliquent pourquoi à l’intérieur d’un même pays, certains mèmes ne peuvent être compris par toutes les catégories de population. La connaissance des références implicites n’est pas partagée de tous, les mèmes pouvant être spécifiques : liés à une série ou à un jeu vidéo par exemple. Ne pas connaître ce jeu ou cette série vient limiter notre capacité à saisir le sens du mème.

Pour le sociologue, les mèmes sont une mine d’or ethnographique. Observer quels mèmes sont partagés par les utilisateurs et utilisatrices des réseaux sociaux, c’est aussi obtenir des données permettant de les situer socialement, de connaître leur rapport à la culture, leurs loisirs, leurs connaissances de l’actualité.

Le partage de mèmes sur internet c’est finalement un moyen de reconnaissance mutuelle entre individus qui se mettent, par leurs pratiques, à faire groupe. Des habitants du web qui partagent un même espace et une culture similaire :

 « De récents travaux travaillent à comparer les modes de diffusion des mèmes avec ceux des traditions folkloriques (de Seta, 2014). En considérant les mèmes Internet comme un “folklore numérique”, on comprend mieux la nature presque auto-référentielle de la relation entre le mème et la culture qui le voit naître. » [19]

Ibid, p63.


Partie 3 : Mèmes Internet et résistance

Si les mèmes sont l’écho d’une culture partagée, ils peuvent également être utilisés pour résister. En ce sens ils s’inscrivent dans une longue lignée de formes visuelles de contestation politique.

A propos du côté sarcastique des mèmes politiques des chercheurs polonais notent que :

« Cela relève d’une vieille tradition, née bien avant l’ère du cyberespace, qui s’exprimait au moyen de graffitis ou d’affiches. On la retrouve déjà dans la Rome antique avec les graffitis (cf. la caricature d’un politicien découverte dans l’atrium de la Villa des Mystères), etc., et plus récemment en Pologne, à l’époque du régime communiste. C’était une façon de manifester au public son mécontentement à l’égard du système politique.

Le mème Internet a fait son apparition avec l’usage des nouvelles technologies et s’est développé grâce à l’accès gratuit aux logiciels de traitement d’images. Ce mème, que l’on trouve sur les réseaux sociaux, est donc en quelque sorte le successeur des graffitis et des affiches visant personnellement des individus (caricature d’un personnage, par exemple) ou un système politique particulier ». [20]

Agnieszka Woch et Andrzej Napieralski, « La « norme » et les échanges en ligne : une étude des mèmes politiques des internautes polonais », in La linguistique, 2016/1 (Vol. 52), p. 151-152.

Les mèmes internet seraient donc les héritiers de l’art de la caricature ou encore de l’anti-affichage électoral [21].

Au-delà du fait de tourner en dérision l’image publique des politiciens et politiciennes, même des personnages non liés à des figures politiques peuvent être utilisés comme mème à caractère politique. Des icônes de jeux vidéo peuvent ainsi devenir symbole de révolte, comme le montre le détournement du personnage d’Overwatch Mei en soutien à la lutte Hong Kongaise. La vidéo d’« Un Bot pourrait faire ça » l’explique bien.


Il est couramment admis que les mèmes ne sont que des blagues, que les jeux vidéo ne sont qu’un loisir, et que donc mèmes comme jeux vidéo ne sont pas politiques : ils ne seraient là que pour nous divertir. Cette vision des mèmes et du jeux vidéo possède un angle mort considérable : la production de divertissement relève du politique. Conditions de production, représentations véhiculés, mécaniques de gameplay, sont autant de choix qui transportent en eux une vision du politique, du rapport au pouvoir, à la norme. Afin de comprendre comment une oie telle que celle de Untitled Goose Game peut se retrouver sur une pancarte, ou comment un « honk » peut-être un bruit de contestation, il faut donc adopter une conception élargie du politique.

“The creation and spreading of memes can also be seen as an act of resistance in itself.” [22]

Petra Bayerl et Lachezar Stoynov, “Revenge by photoshop: Memefying police acts in the public dialogue about injustice”. in New Media & Society, 18 (6), 2016, p19.

Afin de vous donner à voir cet acte de résistance, je vais ici m’appuyer sur l’article scientifique « Vengeance par Photoshop » de BAYERL Petra et STOYNOV, Lachezar. A partir de leurs recherches, nous pouvons travailler le concept de mémification. La mémification telle que nous la concevons consiste à prendre un sujet ordinaire, qui n’est pas en premier lieu objet de blague, et de le détourner de manière humoristique : ce détournement permettant, par le rire, de dénoncer.  En l’occurrence ce qui est présenté dans l’article « Vengeance par Photoshop » ce sont des actes de violences policières. Le cas étudié est celui du mème « pepper-spray cop » représentant un policier utilisant un spray au poivre pour gazer des étudiant·es :

“In this incident a single picture of campus police officer John Pike ‘casually’ pepper-spraying protesting students became the center of a viral storm against the seeming mistreatment of peaceful protesters and of democratic values more generally. The result was hundreds of new pictures, while the event itself quickly earned its own Wikipedia-entry. » [23]

Ibid, p3.

Ce mème est devenu une icône du discours public sur les injustices policières, mais ce policier n’est pas le seul à avoir été mémifié, c’est également cas de Bowser ou de Samus. Créée à partir du trailer d’annonce du jeu New Super Mario Bros. U Deluxe sur Switch où l’on y voit toadette consommer un champignon et se transformer en Peachette, une sorte de mélange entre Peach et Toad. Les internautes ont très vite exploré les possibilités en imaginant qu’elle serait la transformation de Bowser s’il avait accès un champignon de ce type. Bowsette était née. Ainsi de nombreux fan art se sont mis à pulluler sur les réseaux sociaux. Rien de nécessairement politique dans tout ça au premier abord, et pourtant Bowsette est très vite devenue une icône trans. Concevoir Bowser comme une femme trans qui l’annonce publiquement en devenant aux yeux de tous Bowsette montre que les personnages de jeux vidéo, une fois détournés, mémifiés peuvent être un moyen d’empowerment. C’est-à-dire une autonomisation des groupes sociaux les plus marginalisés dans la société, ici les personnes trans et queer, qui reprennent du pouvoir sur leurs conditions sociales et politiques à travers la création artistique.

Un phénomène similaire est observable avec le personnage de Samus. Dans le jeu Metroid original, le jeu restait flou sur le genre du personnage, mais Samus était désignée par un pronom masculin. Dans Super Metroid, ce pronom a été conservé jusqu’à la révélation finale où l’on voit que Samus est en réalité une femme. Vous trouverez sur le web de nombreux articles relatant le fait que cela serait une volonté des créateurs du jeu que Samus soit une femme trans, référée dans le Japon de l’époque sous le terme de « NewHalf », faisant de ce personnage, l’une des icônes trans majeure du monde vidéo ludique :

“ In press from that era, Samus was described as being six foot three and 198 pounds, though later depictions of her have portrayed her as smaller and more conventionally “feminine”. At about this time, her trans status was revealed by game writers:

“In 1994, the writers of the official Japanese Super Metroid strategy guide asked Metroid’s developers if they could share any secrets about the intergalactic bounty hunter. Hirofumi Matsuoka, who helped work on the original design for Samus Aran, claimed that she “wasn’t a woman,” but instead, “ニューハーフ,” or “newhalf.” This language has its own issues, but terminology used for gender in the early 90s was as different in Japan as it was in the West.””

“In the uglier context, “newhalf” refers to trans women who have not had gender confirmation surgery – equivalent to Matsuoka laughing and remarking, “Yeah, Samus has a dick!”” [24]

https://medium.com/@devonprice/these-nintendo-characters-are-canonically-transgender-or-nonbinary-516f27317106

Face aux nombreuses attaques transphobes, le personnage de Samus a été investi comme moyen de lutte pour les droits des personnes trans et ici encore, la création de fan art a été importante dans ce processus.

Avec l’exemple de Samus Aran, nous sommes en mesure de voir comment un personnage faisant partie du paysage vidéo ludique depuis des décennies, sans volonté nécessairement militante de la part de ces créateurs, est devenu un symbole de lutte contre les discriminations transphobes. Une icône qui nous démontre que les choix de représentation dans la culture, sont le terrain de luttes politiques.

La mémification s’accompagne ainsi de tout un pendant créatif. En ce sens, la création de mèmes relève de l’ARTivisme :

“Es el poder de la memecracia. La fuerza creativa del ARTivismo digital para el ACTivismo social” (Gutiérrez Rubí, 2014, p. 34). » [25]

Teresa Piñeiro-Otero et Xabier Martínez-Rolán, op. cit, p.31

L’ARTivisme est donc défini comme une forme ACTivisme dont l’acte militant passe par la création artistique. À noter que dans le cas des mèmes, pour la majorité cet acte de création ne suppose pas d’avoir des compétences particulières en dessin :

« Pour les créer, il n’est pas nécessaire d’être soi-même un artiste ; il suffit de trouver une idée originale, une photo intéressante et d’utiliser un des poncifs disponibles sur la Toile. » [26]

Agnieszka Woch et Andrzej Napieralski, op. cit, p170.

Ainsi, contrairement à l’art de la caricature dont les mèmes internet tirent une partie de leurs racines, la création de mème n’est pas limitée par des considérations pratiques mais seulement par les limites de l’imaginaire des créateurs. Ce détail à toute son importante : le peu de matériel et de compétences formelles nécessaire pour créer des mèmes en fait un moyen de s’exprimer accessible à toutes et à tous, amateur, et horizontal. Les ressources sont mises à disposition sur internet et les internautes sont en mesure de se les réapproprier librement. Ainsi comme le note Clément Renaud :

 » Un autre élément important est la facilité avec laquelle un message peut être approprié par un utilisateur qui veut le modifier ou tout simplement le diffuser dans le réseau. L’existence des mèmes est en effet largement conditionnée par la possibilité d’une diffusion à moindre coût et effort pour l’utilisateur final, la plupart du temps non-rémunéré. » [27]

Clément Renaud, op. cit, p52.

Le concept d’ARTivisme nous permet donc de penser la création de mème comme étant cohérente : les conditions de production accessible des mèmes et le message politique souvent dénonciateur qui y est véhiculé entrant mutuellement en résonnance.  À nouveau, le même internet se montre comme un moyen de donner la parole aux sans-voix, une forme de cyber-activisme pour celles et ceux qui n’ont pas la parole dans les médias traditionnels.

Si nous revenons au mème du « pepper-spray cop » nous pouvons voir que sa création, au-delà d’être un exemple d’ARTivisme, relève d’une forme particulière de contestation politique : elle est directement tournée vers une institution, l’institution policière. En parlant de Bowsette, Samus, Honk, ou bien Meï nous avons vu des réappropriations positives, la création de nouvelles icones de luttes tout droit sortie de notre paysage culturel. À l’inverse le mème du « pepper-spray cop » n’est pas créé pour qu’on s’y identifie, mais plutôt pour que l’on se détache de ces pratiques policières.

Le fait de tourner au ridicule ce geste du policier, en utilisant notamment l’adjectif « casual » pour désigner le fait que l’acte est réalisé en tout décontraction, nous montre que c’est un acte considéré par les internautes comme ordinaire de la part des forces de l’ordre. En ce sens, la diffusion de mèmes de ce type permet de rendre visible la violence policière. Cela devient un moyen subversif de s’attaquer au pouvoir étatique. Les auteurs ayant étudiés la propagation du mème du pepper-spray cop le relèvent :

“Publicizing images or videos of seemingly problematic police acts creates a forum for the ‘citizen witness’ and the wider public to demonstrate the boundaries of what they deem acceptable behaviors by police or governments, turning new media into a powerful tool for the public discourse about injustice.” [28]

Petra Bayerl et Lachezar Stoynov, op. cit, p2.

Ainsi, l’usage des mèmes internet et leur propagation en ligne peut devenir une stratégie politique pour défier une institution qui semble invulnérable. Les auteurs avancent même l’idée que c’est un moyen de contrer, de renverser, la surveillance étatique en participant à des actes de sousveillance. En opposition à la SURveillance, la SOUSveillance vient du dessous, du bas de l’échelle sociale. C’est un moyen de résister à l’autorité du haut vers le bas, en créant une forme de contrôle du bas vers le haut :

“Seen as a reversal of surveillance, such acts of sousveillance (Mann, Nolan and Wellman, 2003) aim to redress the imbalance in power relationships between citizens and the state.” [29]

Ibid.

Contrairement aux entreprises comme Neslé ou Nike, la police ne peut pas être boycottée, alors comment lutter contre ces abus si les moyens d’actions traditionnels sont difficilement utilisables ? Ainsi, les mèmes internet se sont construit comme une alternative permettant de faire connaître son mécontentement face aux institutions étatiques. Pour les auteurs, le processus de création de mèmes transforme des images déjà existantes, souvent filmées par d’autres personnes dans le cas des violences policières, en démonstration de solidarité avec les victimes.

   
En ce sens, le mème du « pepper-spray cop » illustre comment la création de mèmes internet peut être un moyen de regagner de la puissance d’agir en critiquant une institution sur laquelle la population n’a pas de contrôle. Les auteurs notent que ces actes de créations de mèmes ont un véritable impact sur les individus et sur les organisations, en entachant leur image de manière durable, cela permet aux citoyen·nes d’avoir un moyen de créer un contre-pouvoir face à une institution inatteignable [30]. En somme, internet donne les moyens de répondre et de combattre la violence policière, voire de manière générale de mettre en lumière les abus de pouvoir de la part des acteurs publics, des fonctionnaires de l’État [31]. La création de mème est une véritable action politique qui permet de donner de la visibilité à des critiques difficilement entendables ou dicibles ailleurs.

« The meme is an example of the increasingly interwoven nature of offline and online protests and the potential of new media to create powerful and effective linkages between the discourses of online and offline audiences. This may be especially the case where individuals or organizations are as vulnerable to the loss of image and legitimacy as police forces. The close relationship between public discourses in new media and offline consequences for police forces is mostly due to the importance of public perceptions and attitudes for their functioning and work. The willingness of a society to transfer the right to use force rests on the belief that the police ‘will do the right thing’(Chermak and Weiss, 2005); and this belief is strongly based on the manner, in which police exercise their authority (e.g., Tyler and Wakslak, 2004). 

Police and citizens stand in an unequal relationship, in which officers are given considerable authority by law. The publication of negative images and information can be seen as a ‘redressing’ of this imbalance. » [32]

Ibid, p18-19.

L’institution policière, pour fonctionner et être respectée, repose en grande partie sur la croyance en sa légitimité, c’est-à-dire dans le bienfondé de son existence et de ses moyens d’actions. C’est à cela que s’attaquent les mèmes dénonçant les actes de violences policières, ils érodent durablement la légitimité de l’institution en mettant en exergue l’exercice concret de la force et ses conséquences.


S’attaquer aux lieux d’exercice du pouvoir en postant des blagues sur internet cela n’est pas propre à la France ou aux États-Unis. On observe un phénomène similaire en Chine sur réseau social Sina Weibo, remplaçant Twitter qui y est interdit. En lisant la thèse de Clément Renaud, nous apprenons que la Chine a mis en place un système d’analyse et de traitement des données nommé « The Great Firewall » en référence à la Grande Muraille de Chine :

« À chaque seconde, GFW traite et scanne des millions de chaines de caractères issues des requêtes et pages vues par des centaines de millions d’internautes (Winter et Lindskog, 2012). Au-delà de la censure automatique, GFW emploierait aujourd’hui entre 30 000 et 50 000 personnes : ingénieurs, modérateurs, relecteurs, officiers de police, etc. Phénomène particulier, un groupe de rédacteurs est notamment chargé d’intervenir dans les discussions ou les forums en ligne pour faire valoir le point de vue officiel. L’adage veut que chacun des messages postés soit rémunéré 50 centimes RMB, ce qui a amené les internautes chinois à baptiser non sans humour ces représentants de l’ordre politique en ligne “le Parti à 50 centimes” (wumao dang). » [33]

Clément Renaud, op. cit, p13.


Dans ce contexte, il est trop risqué pour les chinois·es d’entrer explicitement en résistance contre le pouvoir étatique. Les internautes sont alors poussés à faire preuve d’imagination pour montrer leur mécontentement sans pour autant qu’ils ne soient repérés par les censeurs de l’État. Cela passe notamment par le détournement d’images avec des messages cachés et la création de mèmes, en voici un exemple : le mème du crabe de rivière corrompu.

Des crabes de rivières, mot que l’on prononce Hexie, ont fait leur apparition sur l’internet chinois en même temps que les discours du Parti sur l’harmonie de la nouvelle société chinoise, l’harmonie se prononçant également Hexie.  Ces crabes de rivières couverts de montres en or, criant « vive l’harmonie » au volant d’une limousine sont alors un moyen moqueur de dénoncer la corruption des hauts dignitaires du Parti. Apparu en 2010, ce mème continue aujourd’hui d’exister, des emoji crabes apparaissant en commentaire des messages officiel tel des rappels à l’ordre effectués par les internautes à l’encontre de l’hypocrisie du pouvoir en place.

Les membres du Parti transformés en crabes, cela n’est pas une simple blague mais bien l’illustration d’un rapport de force bien réel :


« Les internautes chinois sont devenus spécialistes dans la publication de jeux de mots, chansonnettes et petites vidéos d’animaux, comme autant de couperets cinglants pour railler les officiels trop pompeux de Pékin. Dans la guerre de l’information que se livrent sans cesse censeurs et internautes, de simples photos truquées de crabes et de lamas peuvent devenir héroïques. Ces blagues numériques, d’apparence inoffensive, font chaque jour le tour de la Toile chinoise, portant en elles toute la subversion d’internautes aspirant à plus de liberté. » [34]

Ibid, p31.

Finalement, que cela soit dans des pays où il existe des organes de censure étatique ou dans des démocraties libérales représentatives, les mèmes sont un véritable moyen de résistance et de refus de l’autorité. Nous serions tentés de croire qu’ils ne sont qu’un moyen d’extérioriser un sentiment d’injustice par le rire et l’ironie, mais ils ont en réalité une puissance d’agir concrète, tangible, et cela, les marques et partis politiques l’ont bien compris utilisant la production de mème à leur avantage pour faire campagne.



Conclusion : Humour et Politique

Depuis les années 1970, la question de l’humour est véritablement investie par les sciences sociales [35]. Les mèmes n’étant qu’une forme d’humour spécifique à Internet nous pouvons inscrire leur analyse dans le champ plus général des études scientifiques ayant pour objet l’humour.  A noter qu’encore aujourd’hui « La plupart de ces études passent par la communication politique pour analyser l’utilisation et l’influence de l’humour par et sur le dos des politiciens. L’étude du rire sur l’ensemble des relations de pouvoir est encore sous-exploitée. » [36]. Cet épisode de Consciences Sociales s’attache à apporter sa pierre pour combler ce manque. C’est en s’accordant à réinscrire les mèmes internet et l’humour en ligne comme moyen d’éclairer les rapports de pouvoir et signe de contestation que nous pouvons in fine démontrer la fonction sociale de l’humour.  Les mèmes sont de ce point de vu un moyen d’expression qui relève, autant sur la forme que sur le fond, d’une action politique. A propos de l’humour en général, Emmanuel Choquette le relève déjà dans le livre « Humour et Politique, de la connivence à la désillusion » :

« Et sans prétendre que l’humour peut constituer l’élément déclencheur d’une révolution ou de profonds bouleversements au sein d’une société, il peut incarner à tout le moins l’expression d’une résistance. […] Cet acte tantôt de contestation, tantôt de dénonciation, bien que mis en forme à travers un procédé humoristique, n’en demeure pas moins un acte politique. Cela peut être intentionnel ou accidentel, et à la limite, ce ne sera pas nous ou les humoristes eux-mêmes qui pourront en juger. Ce sera le public et plus largement la société en fonction de la portée des mots ou des gestes et le chemin qu’ils auront parcouru dans son histoire ». [37]

Emmanuel Choquette, « L’humour : entre actes politiques et intérêts communs » », in Humour et politique, de la connivence à la désillusion, dir. Julie Dufort et Lawrence Olivier, 2016, p45.


Ainsi, l’oie de « Untitled Goose Game » fait partie de ces personnages qui, comme plein d’autres éléments de ce qui constitue la culture populaire aujourd’hui, ont été réinvestis, utilisés, voire détournés dépassant la volonté initiale de leur créateur pour s’y voir conférer un nouveau sens donné par les personnes qui ont reçu l’œuvre. C’est en étudiant ces actes de détournement, ces pratiques de réappropriation et le sens qu’il leur est donné que nous pouvons fournir une analyse rigoureuse de ce que la création de mème contient en germe : une visée contestatrice qui, même si elle n’a pas besoin d’être conçue comme telle à l’origine, produit des effets durables sur le réel.

Cela est observable à travers la continuité des références faites dans les interactions en et hors ligne. Références à des personnages de la culture populaire qui se retrouvent jusque sur les banderoles et pancartes des manifestations.

L’arrivée des mèmes internet sur ces pancartes est notable et nous démontre l’inscription de la culture web dans un continuum. C’est pour cela qu’il est impossible d’étudier les mèmes individuellement mais qu’il faut plutôt les comprendre dans leur contexte, en les réinscrivant dans leur espace social dédié :

« Memes as cultural constructions that are articulated and spread by human agents and/or organized groups. There is no “mysterious” power in memes per se (as Backmore supposed) that boosts processes of cultural diffusion, but webs of meanings built by people around them. Above all, we reinforce the understanding of Shifman (2013) about the need to evaluate memes not as isolated units of content, but as a semantic set, without which it is not possible to understand their meanings. » [38] »

Viktor Chagas, Fernanda Freire, Daniel Rios et Dandara Magalhaes, “Political memes and the politics of memes: A methodological proposal for content analysis of online political memes”, in First Monday, Vol 34, n°2, 2009.

Ainsi, en et hors ligne ne s’opposent pas, mais sont tous les deux des lieux de mobilisations sociales avec des enjeux en commun.

Dans cette perspective, prêter attention aux mèmes internet et à la manière dont ils se déploient est un formidable moyen de saisir le changement politique, comme le souligne ces chercheurs à propos des élections brésiliennes :

« One of the most competitive presidential candidates in 2018, ultraconservative populist Jair Bolsonaro, has been described as an Internet phenomenon, mobilizing millions with rightwing memes. Paying attention to online memes helps us identify and track changes in political climate. » [39]

Ibid, p4.

Ce que l’étude des mèmes nous permet de voir, c’est que l’investissement de notre temps dans l’utilisation d’internet est loin de représenter un désintérêt face au politique. L’humour est une forme d’engagement politique. Un engagement qui gagne de nouvelles formes grâce à internet, au-delà des urnes, des pétitions ou des manifestations.

 » L’humour c’est, avant tout, le signalement d’un refus ; celui du pouvoir. » [40]

Martin Roy, « L’humour : un mauvais sujet politique » in Humour et politique, de la connivence à la désillusion, dir. Julie Dufort et Lawrence Olivier, 2016, p248.

Ainsi, nous pouvons envisager la création de mèmes, reproductibles et partageables aisément, comme une forme d’action collective qui participe à renforcer les liens de solidarité entre les individus par le partage qu’ils impliquent [41]. En ce sens, les mèmes internet relèvent pleinement de la participation politique.

L’humour en tant que code d’interprétation du réel [42], transporte une véritable vision du monde. Il nous permet de donner du sens aux événements qui nous entoure, et de partager de l’amusement à leur propos, même s’ils peuvent être parfois dramatiques. La création et le partage de mèmes sur internet s’inscrit donc bien en continuité d’une utilisation de l’humour dans nos sociétés pour dédramatiser des événements, ou ironiser sur des situations complexes.

Si les mèmes s’insèrent dans une longue tradition de contestation par le rire, ils apportent également quelque chose de nouveau grâce à l’utilisation d’internet : l’horizontalité dans la création. La création d’un template, avec un simple cadre texte et une image permet à toutes et à tous de créer. Les mèmes, sur leur forme, rendent accessible la création humoristique et ce à très grande échelle. Cette nouvelle forme d’humour s’oppose à celle utilisée par les humoristes professionnel·les :

« L’humoriste contemporain ne prendrait plus le risque de s’opposer intégralement au pouvoir, choisissant plutôt la critique encadrée qui, en fin de compte, profite à ce qu’il semble dénoncer. Son engagement n’est ni marqué par une intensité affective, ni par une critique vive des pouvoirs en place. Ce que les humoristes désirent avant de déranger, c’est, selon François l’Yvonnet, une place au soleil à côté des grands de ce monde (Cotte, 2012) » [43] »

Emmanuel Choquette, op. cit, p47.

L’humour s’étant constitué comme profession reposant en grande partie sur le prestige de celles et ceux qui l’exercent, les poussant à collaborer avec l’ordre établi, à ne pas le déranger. Face à la professionnalisation des humoristes, les mèmes internet sont un moyen à la fois horizontal et amateur de faire rire. Et rien que pour cela, ils sont politiques sans même à avoir à parler explicitement de politique, tout le monde peut s’en saisir.

Lien vers la vidéo

[1] Christian Bauckhage, Insights into internet memes. In Proc. ICWSM2011, 2011, p.42-49. URL http://www.aaai.org/ocs/index.php/ICWSM/ICWSM11/paper/download/2757/3304.
[2] Sébastien Michon, « Les effets des contextes d’études sur la politisation », in Revue française de pédagogie, n°163, avril-juin 2008, p.63-75.

[3] Richard Dawkins, The Selfish Gene, 1976.

[4] Susan Blackmore, “The power of memes”, in scientific American, vol 283, No 4, October 2000, p52.

[5] Ibid, p53.

[6] Howard Bloom, Global Brain : The Evolution of Mass Mind from the Big Bang to the 21st Century. Wiley, 2000. URL http://books.google.com/books?id=V_ IgAQAAIAAJ&pgis=1

[7] Clément Renaud, Conception d’un outil d’analyse et de visualisation des mèmes Internet, Le cas du réseau social chinois Sina Weibo, Thèse de Doctorat en Sciences de Gestion & Systèmes d’Information, 2014, p.48-49.

[8] Dawkins interviewé par le magazine Wired http://www.wired.co.uk/news/archive/2013-06/20/richarddawkins-memes, consulté le 12/08/2013.

[9] Ibid, p49-50.

[10] Owen Churches, Mike Nicholls, Myra Thiessen, Mark Kohler et Hannah Keage, « Emoticons in mind: An event-related potential study », in Social Neuroscience, 9(2):196–202, 2014 . URL http://dx.doi.org/10.1080/17470919.2013.873737.

[11] Clément Renaud, op. cit, p32.

[12] Ray Oldenburg, The Great good place, 1999.

[13] Teresa Piñeiro-Otero et Xabier Martínez-Rolán, « Los memes en el activismo feminista en la Red. #ViajoSola como ejemplo de movilización transnacional » in Cuadernos.info, (39), p.18.

[14] Ibid, p18.

[15] Ibid, p30.

[16] Ibid, p31.

[17] Clément Renaud, op. cit, p56.

[18] Ibid, p59.

[19] Ibid, p63.

[20] Agnieszka Woch et Andrzej Napieralski, « La « norme » et les échanges en ligne : une étude des mèmes politiques des internautes polonais », in La linguistique, 2016/1 (Vol. 52), p. 151-152.

[21] Ibid, p170.

[22] Petra Bayerl et Lachezar Stoynov, “Revenge by photoshop: Memefying police acts in the public dialogue about injustice”. in New Media & Society, 18 (6), 2016, p19.

[23] Ibid, p3.

[24] https://medium.com/@devonprice/these-nintendo-characters-are-canonically-transgender-or-nonbinary-516f27317106 ainsi que https://www.themarysue.com/metroids-samus-aran-transgender-woman/ et la BD https://videoda.me/the-power-of-trans-samus-3f53e5df627a

[25] Teresa Piñeiro-Otero et Xabier Martínez-Rolán, op. cit, p.31.

[26] Agnieszka Woch et Andrzej Napieralski, op. cit, p170.

[27] Clément Renaud, op. cit, p52.

[28] Petra Bayerl et Lachezar Stoynov, op. cit, p2.

[29] Ibid.

[30] Ibid, p23.

[31] Ibid, p21.

[32] Ibid, p18-19.

[33] Clément Renaud, op. cit, p13.

[34] Ibid, p31.

[35] Julie Dufort, « Le développement du champ des études sur l’humour en sciences sociales », in Humour et politique, de la connivence à la désillusion, dir. Julie Dufort et Lawrence Olivier, 2016, p3.

[36] Ibid, p25-26.

[37] Emmanuel Choquette, « L’humour : entre actes politiques et intérêts communs » », in Humour et politique, de la connivence à la désillusion, dir. Julie Dufort et Lawrence Olivier, 2016, p45.

[38] Viktor Chagas, Fernanda Freire, Daniel Rios et Dandara Magalhaes, “Political memes and the politics of memes: A methodological proposal for content analysis of online political memes”, in First Monday, Vol 34, n°2, 2009.

[39] Ibid, p4.

[40] Martin Roy, « L’humour : un mauvais sujet politique » in Humour et politique, de la connivence à la désillusion, dir. Julie Dufort et Lawrence Olivier, 2016, p248.

[41] Viktor Chagas, Fernanda Freire, Daniel Rios et Dandara Magalhaes, op. cit, p2.

[42] Ibid, p3.

[43] Emmanuel Choquette, op. cit, p47.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *